Week-end gastronomique à Grenoble

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Jour et nuit, les nacelles de téléphérique que Grenoble appelle bulles montent et descendent entre la vieille ville et La Bastille, un piton rocheux autrefois fortifié. En chemin, elles traversent les eaux noires tourbillonnantes de l’Isère et passent devant les ruines barbouillées de graffitis de ce qui fut la faculté de géographie de l’université. En dessous d’eux, c’est un enchevêtrement vert et désordonné de maquis ou de garrigue.

Depuis le sommet, le paysage urbain de la vallée raconte sa propre histoire : le noyau d’une ville de province entouré par les blocs résidentiels anarchiques de ses banlieues, avec la chaîne de montagnes de Belledonne, un affleurement des Alpes, qui les éclipse tous. Si l’on se retourne, les massifs déchiquetés de la Chartreuse et du Vercors s’éloignent vers la frontière italienne.

Grenoble

Grenoble aurait pu inspirer l’expression « entre le marteau et l’enclume ». En décrivant sa ville natale, le romancier du XIXe siècle Stendhal parle d' »une montagne au bout de chaque rue ». En s’y promenant aujourd’hui, les différents sommets vous indiquent toujours la bonne direction aussi bien que n’importe quelle boussole.

Le paysage vertigineux a cependant un prix, car il agit comme un bassin et piège les émissions de carbone. Il y a une génération, la ville était la plus polluée de France. Aujourd’hui, grâce à un maire vert et à un gros effort concerté, elle est en train de devenir l’une des plus propres de France. Une éco-zone, le Quartier de Bonne, a transformé une caserne militaire en lacs et en jardins ; des tramways circulent le long d’avenues bordées d’arbres ; les rues nouvellement piétonnisées et les modifications du système de sens unique qui les accompagnent perturbent le GPS des automobilistes ; et les travaux routiers construisant de nouvelles pistes cyclables pourraient passer pour des installations artistiques post-modernes.

Et c’est un endroit qui prend l’art de rue au sérieux. L’énorme homme-bâton de style Giacometti, enchevêtré dans des lignes en zigzag, qui recouvre le serre-livres d’un appartement, 12 rue des Bains, fait partie du festival annuel Street Art Fest. Nous avons créé une personne entraînée et retenue par les liens de la famille et de la société. Il ne peut pas s’échapper car il est prisonnier de la réalité », expliquent les artistes de rue Maye & Momies. Cette année, les murs de la ville ont été repeints au pistolet avec des images politiques, surréalistes et cartoonesques, certaines de 15 mètres de haut, d’autres de quelques centimètres seulement, qui s’intègrent bien dans une ville en pleine évolution.

Grenoble

Les fresques peintes sur les poteaux soutenant la ligne de chemin de fer dans la gare relèvent moins de l’art de rue que du réalisme social – étalées sur 600 m, elles dépeignent la vie quotidienne du marché de plein air, l’Estacade, installé ici. Il se divise en deux parties : à une extrémité, les revendeurs (détaillants) qui vendent des fruits et légumes, de la charcuterie, du fromage, de la viande et du poisson. De l’autre, les petits producteurs font de même avec ce qu’ils cultivent ou élèvent eux-mêmes. Apportez un pot et vous pourrez le remplir de miel de châtaignier ou d’acacia provenant de cuves en acier inoxydable, ou verser du lait non pasteurisé dans une bouteille en tournant un robinet. C’est là que l’on achète les noix et leur huile des vergers du Vercors, les murçons et les caillettes, fagots mélangés à des épinards.

Pour un marché couvert à l’ancienne, rendez-vous aux Halles Sainte-Claire, une copie miniature des Halles de Paris, construite pour une ville qui ne compte qu’un tiers de sa population actuelle. Le café Le Bistroquet, ouvert de 7 heures du matin jusqu’au déjeuner, reflète sa taille avec, à la rigueur, assez de places assises pour un boucher, un boulanger et un fabricant de chandeliers ; tous les autres doivent se tenir au bar. Animé par une poignée d’exposants, le marché reflète les habitudes des acheteurs du millénaire : bondé le week-end, il tourne au ralenti du lundi au vendredi.

La Fromagerie Les Alpages de Bernard Mure-Ravaud, rue de Strasbourg, propose le « plus haut » des fromages de haute couture. Le maître fromager moustachu fournit des restaurants étoilés au Michelin dans toute la France et, à l’image du Walk of Fame d’Hollywood, les fromages ont leur propre plaque en laiton sur le trottoir devant sa boutique. Meilleur ouvrier de France (MOF), la plus haute distinction accordée aux artisans, il est régulièrement invité à la télévision et possède une connaissance encyclopédique des fromages alpins Comté et Beaufort. Comme s’il parlait devant une caméra, il fait l’éloge des produits de sa région, des célèbres tommes de Montagne, carré du Trièves, St Félicien et Bleu du Vercors aux fromages de chèvre fabriqués par de jeunes agriculteurs créatifs. Il parle à la vitesse d’une mitraillette de sa sélection de Saint-Marcellin, un petit fromage plat au lait de vache du Vercors : Il y a les durs que l’on appelle séchons, les intermédiaires, les plus doux et les plus crémeux que nous avons affinés pendant 37 jours », dit-il. Nous avons du Saint-Marcellin frais et des séchons aux noix ou à la ciboulette – votre choix dépendra de la façon dont vous voulez le manger ».

À l’opposé de la passion du maître fromager pour son métier, le pâtissier et chocolatier Thierry Court garde la langue bien pendue dans sa joue d’ours en gomme, quelques rues plus loin. Il a créé un culte pour ses bonbons et chocolats inspirés des snacks avec lesquels les enfants grandissent – pensez aux Snickers, Maltesers, Twix, Bounty, M&Ms. Sa motivation, admet-il, est en partie la nostalgie et en partie la cupidité. Je fais des choses que je veux manger », dit-il simplement. Les choses doivent être accessibles et je qualifie les produits que nous fabriquons de petites friandises. Ils sont à l’opposé des pièces maîtresses exposées pour le spectacle – mes chocolats sont destinés à être mangés tous les jours ».

Café de la Table Ronde

La grande différence entre son interprétation d’un Nux (comme un Topic) et l’original produit en série réside dans le choix des matières premières. Nous n’utilisons pas d’ingrédients à bas prix, explique-t-il. Nous n’utilisons pas d’additifs, nous réduisons le sucre et la durée de conservation – qui peut être d’une semaine seulement ».

Pendant des siècles, Grenoble a été la capitale de facto du Dauphiné, une région qui s’est depuis divisée en quatre départements. C’est pourquoi elle revendique le gratin dauphinois, plat de pommes de terre mondialement connu. La recette du gratin de pommes de terre à la crème et à l’ail est simple en soi, mais la perfectionner peut prendre toute une vie. Les cuisiniers avertis font bouillir des pommes de terre coupées en tranches dans de la crème et du lait assaisonnés, frottent le plat à gratin beurré avec de l’ail, ajoutent les pommes de terre dans leur crème (avec une dose supplémentaire de crème) et le font cuire lentement. Le diable est dans les détails : quelle crème, quelle pomme de terre, quelle quantité d’ail, quel plat à gratin et quelle température. Et les touches personnelles ? Une noisette de beurre sur le dessus pendant les dernières minutes de cuisson ou peut-être, comme l’a conseillé un chef, un soupçon de navet mélangé aux pommes de terre.

Essayez une version classique au Per’Gras, à quelques pas du terminus du téléphérique de la Bastille, qui offre une vue imprenable sur la ville depuis 1896. La cuisine d’origine, avec sa cuisinière à charbon, son four à pain, ses étagères et ses équipements, est toujours utilisée comme salle à manger du personnel et pour recevoir les invités de marque. Sous sa table de réfectoire, le patron Laurent Gras conserve la boîte à pâte dans laquelle son grand-père pétrissait le pain et qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, a servi de cache d’armes à la Résistance française. Les soldats allemands mangeaient à table et les fusils étaient en dessous », raconte Laurent. La cave à vin possède toujours la porte dissimulée derrière laquelle se cachait le groupe de résistance Compagnie Stéphane.

Le Per’Gras est heureux de servir des classiques sans complexe et, à Grenoble, la gastronomie est plus une affaire de connaissances d’initiés que de louanges de guides célèbres. L’Epicurien, sur la place aux Herbes, propose des portions copieuses de plats locaux favoris tels que le râble de lapin farci au poisson et servi avec un gratin dauphinois, et des plateaux géants de charcuterie associés aux fromages des Alpages.

Sous le soleil d’été, les Grenoblois déjeunent dans le jardin du Fantin Latour de Stéphane Froidevaux. Au risque de se faire picorer, les enfants jouent avec ses poules pendant que les parents dégustent les plats de la brasserie : pigeon rôti, peut-être, ou turbot. Le soir, l’ancien sous-chef de Marc Veyrat affiche sa passion pour les herbes et les champignons sauvages qu’il cueille lui-même : champignons de Paris, chou-rave et sauce truffe ; daurade et lierre terrestre ou suprême de volaille délicatement saucé au Parmigiano Reggiano et Vin Jaune.

Grenoble aime se présenter comme l’une des extrémités d’une Silicon Valley européenne qui serpente jusqu’à Genève. Parmi les géants de l’informatique de Bernin, à 15 minutes de route, le Domaine Finot fait revivre un vignoble qui prospérait il y a 150 ans, avant que la pandémie de phylloxéra ne l’anéantisse. En replantant et en cultivant d’anciennes variétés de raisins, Thomas Finot et sa partenaire Laure, professeur à l’Université du vin de Suze-la-Rousse, de renommée mondiale, produisent des vins biodynamiques vieillis en fût de chêne que certains des meilleurs sommeliers de France reniflent à leur porte. Le Zinc, un bar à vin situé derrière les Halles Sainte-Claire, « où les vignerons sont plus importants que les appellations », remplit des verres avec son persan rouge et son étraire de la dhuy tout en jouant des vinyles pour les habitués.

Le chef Christophe Aribert, à Uriage-les-Bains, à 12 km de Grenoble, est un fan de la verdesse blanche Finot. Les raisins, cueillis en automne, donnent un vin doré où l’acidité équilibre la douceur des fruits mûrs. Son café-restaurant avec chambres, la Maison Aribert, a ouvert en 2019 à côté du Grand Hôtel & Spa, qu’il présidait depuis plus de dix ans. Les deux établissements, désormais rivaux, présentent un contraste de styles fascinant. À la Table d’Uriage de l’hôtel, vous pouvez vous asseoir sous les auvents de la terrasse tandis que les éclairs crépitent sur Belledonne, et la chef Carmen Thelen propose le genre de cuisine que les Français appellent bistronomique – fraîche, rassasiante et pas trop chère.

Christophe est franc quant à ses propres aspirations : Mon objectif est d’appliquer des pratiques éthiques, qu’elles concernent l’alimentation, l’agriculture, le bien-être ou l’éducation. Au café, cela se traduit par des tomates en permaculture de son jardin avec une glace à la moutarde, suivies d’un burger aux figues, Saint-Marcellin et frites, et d’un gâteau au caramel et à la tonka. Ses menus sont composés d’omble de mer élevé dans les lacs de montagne du Vercors, et de plats tels qu’un millefeuille de chou dosé à l’élixir de réglisse Antesite (une liqueur inventée à Voiron). C’est une cuisine très peu grenobloise, presque sans beurre ni crème.

Le Café de la Table Ronde, place Saint-André, est moins intéressé par la réinvention de la cuisine locale. Pourquoi le serait-il, puisqu’il a ouvert en 1739 et qu’il est toujours en activité ? Son menu consacre une section entière aux ravioles – pas le genre italien, mais des bouchées de pâtes de la taille d’un ongle remplies de fromage blanc, de comté et de persil. Elles sont nappées d’une sauce crémeuse aux morilles, ou accompagnées de tranches de saucisse savoyarde, de jambon séché et de Parmigiano Reggiano ou, pour les amateurs de bateaux, d’un demi-homard.

Tout près, les étudiants ont surnommé la rue Chénoise la rue de la Soif de la ville, sans doute à cause des bars qui font du rock’n’roll jusqu’au petit matin. Mais franchissez la porte voûtée du numéro 10, à côté de la Pâtisserie Orientale, et une cour Renaissance parfaitement entretenue s’enroule autour de vous. Grenoble, avec toute sa modernité pressante et sa vigueur juvénile, a encore beaucoup de charmes traditionnels. Certains, comme la cachette de la cave du Per’Gras, sont cachés, d’autres se cachent à la vue de tous, prêts à être découverts.

Partez en week-end gastronomique.

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